Table-ronde à l’École normale supérieure, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris, en présence de :
Jean-Claude CARRIÈRE, écrivain, scénariste et dramaturge Marc CRÉPON, directeur du département de philosophie de l’École normale supérieure Éric DEBARBIEUX, professeur à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC), expert en prévention de la violence scolaire Olivier HOUDÉ, professeur de psychologie à l’Université Sorbonne Paris Cité (USPC), spécialiste de sciences cognitives
Les débats ont été modérés par : Dominique LEGLU, directrice des rédactions de La Recherche et Sciences et Avenir
« La mutation des politiques publiques : un combat à continuer » Eric Debarbieux
La violence à l’école a longtemps été abordée en France comme une violence d’intrusion, paroxystique. Sur les 13 plans de lutte contre cette violence proposés de 1991 à 2011, et même si parfois des mesures pédagogiques étaient proposées c’est un abord « sécuritaire » qui a été privilégié. En particulier la logique « intrusive » générait des mesures comme la vidéo-protection, la clôture technique des établissements, la création de personnels spécifiques (les Equipes mobiles de sécurité) et, antienne habituelle, le renforcement des partenariats Ecole-Police-Justice. Il est bien entendu important de travailler avec les forces de l’ordre et la Justice, mais cela ne suffit pas, loin de là.
La recherche internationale comme les enquêtes de victimation en France (avec mes équipes j’ai interrogé plus de 150 000 élèves et environ 50 000 membres du personnel depuis 1993) montre que la violence à l’école est beaucoup plus une violence agie en interne (moins de 5% des faits graves sont des faits d’intrusion), composée plutôt de micro-violences répétées qui se concentrent sur un petit nombre d’élève – en proportion- entre 5 et 10% des élèves. La prise de conscience de l’importance de ces victimations répétées a permis l’organisation des Assises nationales contre le harcèlement en 2011. Depuis les politiques publiques se multiplient, aussi imparfaites soient-elles. Ceci témoigne d’une mutation : lutter contre la violence est lutter contre ces micro-violences répétées et cela nécessite une action pédagogique, car la violence est inscrite au cœur de l’école, non dans sa périphérie (même s’il peut y avoir des causes externes).
Faire progresser la lutte contre la violence c’est bien sur directement travailler contre celle-ci (sensibilisation, protection, justice réparatrice, formations spécifiques) mais c’est aussi ne pas hésiter à employer des stratégies indirectes par l’amélioration du climat scolaire : de la qualité de ce climat scolaire pour les élèves comme pour les adultes dépend en fait l’apprentissage au quotidien de la paix scolaire, mais d’une paix qui n’est pas simplement le « silence des organes » mais une paix scolaire dans une école de la démocratie.
« Comment parler de paix et de non violence à l’école primaire ? » Marc Crépon
Dans le cadre de cette table ronde, je soutiendrai deux thèses, concernant une « pédagogie de la paix et de la non-violence » qui concerne deux clarifications nécessaires. (1). La première est celle de sa délimitation. Pour parler aux enfants de la violence, il faut d’abord les aider à comprendre ce qui fait qu’un geste, une attitude, un propos peuvent-être dits « violents ». Le risque est double, en effet : d’une part, on ne doit pas utiliser l’adjectif « violent » pour tout et n’importe quoi. Si tout est violent, plus rien ne l’est. D’autre part, on ne doit pas non plus réserver l’adjectif à des phénomènes extrêmes, sous peine de voir des phénomènes violents « banalisés ». La délimitation de la violence a donc pour objectif de résister à sa banalisation. Elle met l’accent sur ses effets : la peur, le manque de confiance en soi et dans les autres, etc. (2) La seconde est celle de sa « fatalité ». Il faut lutter contre l’idée que la violence est inéluctable, qu’il y en a toujours eu, que rien ne change, etc. En adoptant un minimum de perspective historique. Pour parler de violence à l’école primaire, je rappellerai des formes de violence très concrètes que les sociétés ont longtemps toléré – et que, au moins pour certaines d’entre elles, elles n’acceptent plus aujourd’hui (le travail des enfants, l’esclavage. Je ferai de la transformation de notre attitude face à la violence l’un des critères qui permet de définir l’espèce humaine par rapport aux autres espèces, en insistant sur le fait que les « retours en arrière », les « régressions » restent pourtant toujours possibles et qu’elles demandent de la « vigilance ».
« Éduquer le cerveau social » Olivier Houdé
La paix devait être, en principe, garantie, depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), redéfinie de façon universelle par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1948, juste après la Seconde Guerre mondiale. Une sorte « d’algorithme moral » qui devait s’imposer à tous les cerveaux du monde (« doués de raison et de conscience », Article premier du Préambule de 1948), créant désormais le respect entre humains dans des sociétés de plus en plus raisonnables.
Mais le cerveau ne fonctionne pas ainsi ! Son développement n’est pas linéaire et sa déraison est grande. S’il possède des algorithmes exacts, logiques ou moraux, qui fondent sa « raison », ceux-ci sont le plus souvent court-circuités, consciemment ou non, par des heuristiques rapides ou automatismes de pensée et d’action (dont l’égocentrisme, la violence) que le cortex préfrontal doit, au cas par cas, parvenir à inhiber, à retenir.
Les résultats de nos recherches les plus récentes de psychologie du développement indiquent que, tant les adultes que les enfants, doivent inhiber leur propre point de vue, égocentré – ce qui est coûteux cognitivement (effortful en anglais) – à chaque fois qu’ils veulent activer le point de vue de l’autre. C’est un « biais asocial » que Jean Piaget appelait la « centration » (ou égocentrisme), mais qui, contrairement à ce qu’il pensait, ne disparaît pas (décentration) avec « l’âge de raison » à 7 ans. Dans le cerveau humain, l’heuristique égocentrée persiste et domine ! Il faut toujours y résister.
De même qu’il faut résister à la violence comme mode égocentré de résolution des conflits. Déjà Montaigne, dans ses Essais, se disait effaré par l’égocentrisme et le sociocentrisme des adultes, dont l’ancrage est d’abord physiologique et corporel. « Nos yeux ne voient rien en arrière » écrivait-il ! Et cet égocentrisme corporel devient rapidement cognitif et moral. Montaigne pensait, on le sait, à la violence des guerres de Religion en France et préconisait déjà une éducation au contrôle de l’esprit chez les enfants.
Apprendre à inhiber dès l’enfance cet égocentrisme du cerveau, par des jeux de rôle et de coordination des points de vue spatiaux et sociaux (se mettre à la place d’un autre), c’est éduquer à la pluralité des opinions, à la tolérance et à la paix. Il s’agit de se construire une « théorie du cerveau » de l’autre et, surtout, de l’exercer en permanence. Il faut y associer une pédagogie du regret (apprendre à l’anticiper) et de l’aversion à faire souffrir autrui. Autant d’aptitudes sociales aujourd’hui bien localisées dans le cerveau humain – mais qui ne sont qu’un potentiel.
L’une des voies d’éducation est d’expliquer aux enfants, dès l’école primaire, comment marche leur cerveau social. On pourrait appeler ce programme « des neurones pour la paix ». Il s’agit de valoriser ce cerveau social, autant que celui qui sert à lire, écrire, compter et penser, face aux violences à l’école et en dehors de l’école. Ce serait aussi une prévention contre la radicalisation religieuse, via Internet, des adolescents d’aujourd’hui.
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